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La mort du loup /TEXTE/

Nouvelle littéraire

Date de réalisation

2022

Pija 2022

Événements

À l'occasion d'un concours d'écriture, mon professeur de français de l'époque m'a parlé du PIJA, un concours de nouvelles. 

En construction.

I.

A voir ce que l'on fut sur terre et ce qu'on laisse

Seul le silence est grand ; tout le reste est faiblesse.

- Ah ! je t'ai bien compris, sauvage voyageur,

Et ton dernier regard m'est allé jusqu'au cœur !

Alfred de Vigny

Un vent froid souffle dans la vallée. L’automne est arrivé d’un coup, sans prévenir, avec son manteau de brume. Lentement, il a enveloppé les sapins qui poussent au pied des montagnes puis il est monté, nappant les royaumes de glace de haute altitude dans un brouillard perpétuel. La forêt s’est tue. Elle s’est plongée dans ce long sommeil qui dure jusqu’à la fonte des neiges de printemps. Il sent ce mouvement, là, parmi les arbres. Les sapins semblent se resserrer, devenir plus austères encore. Les animaux disparaissent, les oiseaux ne chantent plus, comme disparus. Ce qui le frappe le plus dans cette longue mue, c’est le silence. Aucun son. Seulement le bruissement de ses pas sur le tapis mou des aiguilles.

Pour d’autres, il n’y a aucune différence. La forêt est la même qu’hier ou qu’avant-hier, seule la brume change de place. Mais pour lui, tout a déjà changé. En marchant, il pense à quel point la nature a une infinité de visages. Il le sent, l’entend. C’est normal, c’est son métier d’écouter la forêt. Il est garde-chasse.

Il monte, atteint un replat sur lequel on trouve de curieux monolithes de pierre. Il s’arrête pour observer les environs. La vallée s’ouvre devant lui. Le lit étroit du ruisseau qui descend jusqu’en plaine luit comme les écailles d’une bête marine. À ses côtés gisent d’imposantes coulées de pierre, vestiges surannés d’un énorme glacier. Dans le ciel, le vent pousse doucement des masses de nuages grisâtres qui viennent parfois s’échouer contre un flanc de montagne. Il est bientôt midi, sa journée de travail est terminée.

D’un pas rapide que l’on sent habitué aux terrains escarpés, il entreprend la descente. Il n’y a pas de chemin mais il pourrait se guider les yeux bandés : il a tant de fois parcouru cet itinéraire qu’il le connaît par cœur.
Après une bonne heure, il atteint l’autre flanc de la vallée, côté soleil. Là, il retrouve le chemin qui monte jusqu’au village. On dit qu’il faut encore deux heures pour arriver jusqu’aux premiers mazots, mais lui, malgré son âge, il y arrive bien avant.

Le village ne se compose que d’une vingtaine de vieux chalets en bois noir qui semblent désespérément s’accrocher au sol pour ne pas glisser. Au centre, sur une petite place, une église

trône en jetant sa croix aux cieux. Des filets de fumée sortent des masures et viennent se mêler à la brume.
Lorsqu’il arrive au niveau des premières bâtisses, une silhouette s’arrête pour le regarder passer. Il sent son regard se poser sur lui. C’en est qu’un parmi tant d’autres. Il a l’habitude qu’on le dévisage d’un mauvais œil. Ici, il est l’étranger. Il l’a toujours été. Il est là depuis une vingtaine d’années mais cela ne fait aucune différence : le temps ne passe pas de la même manière en montagne. Il reste l’envoyé de la ville qui vient mettre son nez dans leurs affaires. Au début, ça l’avait attristé, ce mépris, cette indifférence qu’on lui manifestait. Il avait tenté de se familiariser mais à chaque fois, on lui avait répondu sèchement en mettant rapidement fin à la discussion. À la longue, il avait abandonné. Il s’était isolé dans sa demeure aux abords du village. Il vivait seul, comme un ermite. Il avait appris à aimer la solitude.

Au village, on s’affaire. La plupart des hommes étant déjà dans les hauteurs pour s’occuper des troupeaux, la place n’est occupée que par des femmes, en groupes, qui rapidement le voient arriver et l’épient avec leurs yeux de corbeaux.
Elles portent toutes une robe traditionnelle, celle que l’on transmet de génération en génération. Car ici, rien ne change. Il l’a compris à ses dépens. Les gens font les mêmes gestes, les mêmes actes depuis des centaines d’années. Tout est figé, comme dans un hiver qui ne finit jamais.

Il gravit le petit chemin de terre qui mène à sa demeure. Après avoir secoué ses chaussures, il entre. La pièce est plongée dans le noir. Une atmosphère presque étouffante règne à l’intérieur. Une odeur de bois et de fumée. Il est chez lui.
Il se dirige dans l’obscurité jusqu'à l’autre bout de la pièce puis il ouvre en grand les volets. La lumière entre, diffuse une clarté vaporeuse. Un instant, il contemple la poussière qui, sous les rayons du soleil, ressemble à une nuée de lucioles.

Il passe l’après-midi à lire de vieux bouquins qu’il a déjà parcourus une dizaine de fois. Il lit par habitude, par principe. Il aime l’effet qu’ont les mots sur son esprit, ce torrent qui apaise.
Le soir, avant de s’endormir, il repense à un vieux souvenir qui lentement s’efface dans le noir. Comme une bougie sur le point de s’éteindre.

Le lendemain matin, il se lève avant l’aurore. Nuit-noire. Une fois dehors, l’air froid s’engouffre sous sa veste. Un frisson, ça le réveille.
Lorsqu’il arrive au village, le ciel s’anime : par vagues, l’obscurité se pare d’une robe bleuâtre. Il traverse rapidement la place pour rejoindre le chemin qui se jette dans la forêt. Une heure de marche lui suffit : il atteint un plateau depuis lequel il observe les chevreuils. Cet été, au même endroit, il en a vu une dizaine en même temps. C’était une journée très chaude, il s’en rappelle.

Tandis qu’une main coruscante embrasse tout le ciel, le premier chevreuil apparaît. Son échine resplendit sous le soleil levant. L’animal semble sorti d’un conte féérique. C’est une femelle, une jeune. Le garde-chasse remarque sa souplesse lorsqu’en quelques bonds, elle atteint le couvert d’un arbre séculaire. Il se rappelle l’avoir vue il y a quelques semaines mais s’étonne de la voir seule. Aussitôt, trois autres biches la rejoignent. La harde reste un moment dans la prairie puis s’en va, aussi naturellement qu’elle est apparue.

Le garde-chasse sourit. Il aime ces rares moments où le temps se suspend. Quand il observe, il ne pense à rien d’autre. Il n’existe plus que ce qu’il voit devant lui. C’est pour ces instants qu’il a pris la décision de s’installer ici, il y a vingt ans.

Dans l’après-midi, ses muscles lui crient de s’arrêter. Il a souvent mal aux jambes ces derniers temps, il craint de mourir en ne pouvant plus marcher. Avancer un pas après l’autre, c’est ce qu’il a toujours fait. Au point où il a parfois l’impression que c’est la seule chose qu’il n’a jamais apprise et réussi à faire.

Il s’assoit sur un rocher dans un soupir de soulagement.
La journée est meilleure qu’hier. Bien que le rayonnement de l’aube se soit estompé, il subsiste çà et là, dans la brume, de grands espaces bleus. À travers ces derniers, de timides rayons se faufilent jusqu’au sol et nappe les forêts d’une subtile couleur dorée.
Ce spectacle ordinaire fait ressurgir en lui les exploits de sa jeunesse. Il gravissait avec frénésie tous les sommets que l’on pouvait apercevoir dans la région. Aucun ne pouvait lui résister. Il se rappelle encore ce goût de l’euphorie qui envahissait tout son être lorsqu’il atteignait le point culminant. Mais il y avait mieux : après l’euphorie venait le calme, une grande sérénité qui le gagnait dans ces paysages intemporels de glace et de roche.
Il faudrait qu’il gagne à nouveau un sommet, avant que ses jambes ne l’abandonnent...

En se levant, sans trop réfléchir, il laisse ses pas le guider vers les alpages. Il veut retrouver un peu les hauteurs. Le simple fait d’y repenser lui a rappelé combien elles lui manquent. Et, à mesure qu’il avance, la même exaltation le prend, comme dans sa jeunesse.

Le col est passé. Il reprend son souffle.
Devant lui s’étend une large plaine cerclée d’immenses parois rocheuses, desquels, souvent, de magnifiques rapaces s’envolent. Les vaches sont réparties par essaims, en minuscules points bruns et blancs. Un ruisseau sinue entre les pâturages. Le garde-chasse pense que la désalpe ne va pas tarder, avec ce froid qui arrive. Heureusement, les bêtes n’en semblent que très peu affectées. Tant que l’herbe est verte, tout va bien.
Il reste un moment là-haut. Il aime le bruit des cloches accrochées au cou des vaches. Le vent lui souffle les cheveux et sans-cesse, il doit remettre son chapeau sur sa tête. Un chien vient lui dire bonjour puis repart rapidement.

Lorsque le soleil commence à décliner, il se remet à contrecœur en route. Le problème avec la montagne, c’est qu’il faut bien redescendre un jour.
Il arrive chez lui tellement éreinté qu’il s’endort la tête sur la table de la cuisine.

Le lendemain, sans surprise, la désalpe est annoncée pour dans trois jours. Tout le village se prépare, on ressort les couronnes de fleurs avec lesquelles on décorera les plus belles bêtes. Certaines sont abîmées, on apprend aux jeunes filles comment coudre celles qui serviront plus tard, dans quelques jours ou dans dix ans.

Trois jours après, la fête commence. Le garde-chasse suit la longue procession quelque peu en retrait. Ces traditions l’ont toujours fasciné, lui, qui vient de la ville. Il a aussi l’impression que les habitants lui adressent des regards plus sympathiques, presque bienveillants. Un petit garçon au visage étoilé de taches de rousseur lui a même souri.

La semaine suivante, le ciel reste d’un bleu suspendu. Comme si l’hiver avait la main sur la poignée mais attendait encore pour arriver.
Un matin en sortant, le garde-chasse s’aperçoit que tout a givré. L’hiver a passé le seuil.

II.

Il se réveille en sursaut. Un bruissement lui vient du village, il se passe quelque chose. Il se lève en hâte, un goût amer en bouche. Il a une mauvaise impression. Il a à peine le temps de s’habiller qu’on toque déjà à sa porte : un gamin, il le reconnaît, c’est le fils du maire.
« Vous d’vriez venir voir ça monsieur le garde-chasse ».

Il emboîte le pas de l’enfant qui a déjà disparu dans l’obscurité pâteuse.
Il arrive au village et il voit qu’un grand groupe s’est réuni autour d’une bergerie. Il entend des cris provenant de l’intérieur. Il ne comprend pas ce que font tous ces gens, à attendre ainsi, dehors, sans bouger. En poussant, il se fraie un chemin vers l’entrée de la masure.
Un homme vient soudain à sa rencontre en le prenant par les épaules. Ses yeux brillent d’un éclat étrange.
« Le loup est de retour ! Le loup est de retour ! » lui hurle-t-il au visage tandis que son corps est secoué de spasmes.
Le garde-chasse sent un frisson parcourir la foule derrière lui. Les habitants se bousculent au portillon pour essayer d’apercevoir un morceau du spectacle. Ceux placés aux premières loges se retournent pour chuchoter le déroulement des évènements aux autres.
Il tente de comprendre la situation mais il n’arrive pas à se concentrer avec tous ces murmures derrière lui. Il balbutie enfin une question mais le berger le conduit vers un coin de la pièce.
Sur le sol, deux moutons. Leur laine est tachée de sang. Les deux bêtes ne bougent plus. Autour de lui, d’autres hommes bougent, courent, crient, tout ce mouvement, cette agitation. Le garde-chasse commence à se sentir mal. Une étrange sensation naît dans son ventre.
Il examine vaguement les corps mais sent ses yeux se brouiller. Et toujours ces chuchotements vers la porte, ces yeux qui s’écarquillent, ces mouvements incontrôlables dans la foule. Le garde-chasse, se redresse, titube. Il voit une femme susurrer à l’oreille de sa voisine en le dévisageant.
C’en est trop, l’atmosphère est irrespirable. Il sort de la bergerie en sentant l’attroupement ricaner à son passage. Son cœur bat anormalement vite, tout est flou, confus, trouble.
À l’abri des regards, il reprend lentement le contrôle de soi. Pas de doute, c’est bien un loup. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière. Il a dû se faufiler. Jusque-là, ce n’est pas ça qui perturbe le garde-chasse. Mais alors quoi ? Il repense à la foule, à cette lueur dans les yeux, à ces frissons. Ce n’étaient pas des tremblements de peur, c’était autre chose. Une sorte de satisfaction, pense-t- il. Une jubilation animale, malsaine.
Sans dire un mot, il s’en va. Personne ne le voit disparaître dans l’obscurité.

Nuit blanche. Le sommeil ne vient pas. Lorsqu’il voit les premières lueurs apparaître derrière les montagnes, il décide qu’aujourd’hui, il ira à nouveau dans les hauteurs. Quand il était jeune, avec l’euphorie et le goût du risque, ce qu’il aimait lorsqu’il partait en expédition, c’était qu’il ne pensait plus à rien d’autre qu’à son sommet. Ça le calmait. Il redescendait plus lucide et plus heureux.

Il fera de même aujourd’hui, pour oublier la veille.

Il passe dans le village comme une ombre. Il n’aime pas être ici. Comme un frémissement latent que l’on pressent entre les maisons.
Dès qu’il atteint la forêt, il se sent mieux. Son esprit s’apaise. À midi, il rejoint l’alpage, vide cette fois-ci, qu’il dépasse en souriant. En levant la tête, il voit la tête blanche du sommet qu’il vise. Après une dure montée, il arrive sur la crête. Malgré le froid, son front est humide et son col est blanc de transpiration gelée.

Bien sûr, la crête cache des hauteurs plus inaccessibles encore mais il a atteint ce qu’il voulait : un immense plateau de haute montagne sur lequel paît un glacier.
Il s'assied sur un rocher en soufflant. Il profite du spectacle.
Là-haut, il est au-dessus des hommes, au-dessus de tout. Il se sent complètement insignifiant et ridicule. Mais il aime cette sensation, cette image. Il se voit depuis le ciel, lui, le minuscule point noir à peine visible. Il se sent à la fois étranger et à sa place - comme s’il n’y en avait pas d’autres - dans ce royaume inconnu de glace et de silence.

Là-haut, tout là-haut, il est le roi le plus humble de la terre.

Il sait qu’il ne peut rester longtemps car il reste le chemin du retour. Il se remet en route, cette fois le sourire aux lèvres.
Arrivé dans la forêt, il se dit qu’il lui reste un peu de temps avant le coucher du soleil. Il avise une clairière, choisit un tronc dont les racines semblent offrir un abri confortable puis s’assoit. Les nuages au-dessus de lui sont presque noirs. Il s’assoupit.

Il se réveille sans bouger. Seuls ses yeux s’ouvrent puis se referment. Quelque chose lui gratte le nez, un flocon. Autour de lui c’est le bal. Une longue procession descend du ciel, virevoltante et silencieuse. C’est la première neige.
Il sourit à nouveau. Il reste immobile, malgré le froid qui commence à lui brûler les mains et les pieds. Un instinct le pousse à ne pas bouger. Il écoute la forêt, comme il sait le faire.

Et là, soudain, il le voit. Le loup est apparu sans qu’il l’entende, doux comme un soupir. L’animal fait quelque pas dans la clairière, à une vingtaine de mètres. Son pelage est gris, parfois noir, blanc sur l’échine à cause de la neige. Ses pattes ne font aucun bruit lorsqu’elles touchent le sol, tout est silencieux. Le loup s’arrête, baisse le museau pour renifler mollement le vide. Comme s’il s’attendait à ne rien trouver. Il lève ensuite la tête pour humer l’air glacial. Il reste un instant dans cette pose, complètement immobile dans la mer de silence. Seuls de petits nuages sortent de ses narines, prouvant que l’instant coule, que tout n’est pas figé.

Le garde-chasse est subjugué, plus rien d’autre ne compte. Il ne réfléchit à rien, incapable d’esquisser la moindre pensée et le moindre geste.
Quelques secondes passent, infinies, suspendues, puis d’un seul coup, le loup a disparu. Volatilisé, évanoui. Il ne l’a pas vu partir, comme si tout cela n’avait été qu’un mirage.

Le garde-chasse reste longtemps à observer les flocons, à se remémorer chaque seconde de l’instant qu’il vient de vivre. Un sentiment l’a enveloppé dès que le loup est apparu, indéfinissable. C’est comme une grande sérénité, pense-t-il. Quelque chose de très profond qui enfin se délie et respire, diffusant dans tous les membres une tranquillité extraordinaire.

Lorsqu’il se lève enfin, la nuit est déjà tombée. Le froid lui ronge tout le corps mais la morsure n’est pas douloureuse. Elle le porte, elle lui fait pousser des ailes. Elle lui rappelle à quel point il est bon de courir, de sentir son cœur palpiter sous l’effort. Après avoir fini de dévaler la pente, il arrive chez lui, épuisé mais empli d’une sensation nouvelle. Avant de s’endormir, ses dernières pensées vont au loup. Il l’imagine, seul dans le territoire immense de la nuit, avançant sans un bruit, comme un fantôme.

Le lendemain, c’est avec surprise qu’il découvre tout un régiment de villageois à sa porte. Le maire, à leur tête, lui demande d’un ton mielleux s’il peut entrer pour discuter. Le garde-chasse laisse la porte ouverte et va s’asseoir à l’intérieur. Il ne sait pas encore à quoi s’attendre mais il redoute le problème.

« Nous sommes dans une situation difficile, mon ami » dit le maire qui vient prendre place en face du garde-chasse. Il guette la réaction de son interlocuteur qui ne le regarde même pas. Il continue. « Les gens ont peur pour leur troupeau, leur vie en dépend et il n’est déjà pas facile de survivre comme ça. Alors tu sais... avec ce loup qui rôde... Il faut faire quelque chose de ce loup. Il faut

nous défendre, protéger nos montagnes ».
Le garde-chasse comprend enfin la raison de sa venue. 
« On voudrait organiser une battue, comme

on en faisait avant. On s’est dit que, comme tu es le garde-chasse, tu pourrais mener toute l’opération ».
Le garde-chasse garde le silence. Il réfléchit mais le simple fait de s’imaginer conduire une telle entreprise lui donne la nausée. Et ce ton hypocrite qu’a le maire ne fait naître en lui aucune sympathie. Au contraire.

« Pour ce genre d’opération - il appuie sur ce mot -, il faut une autorisation. Faut faire une demande en ville. C’est tout ce que je peux vous dire, monsieur le maire » finit par répondre le garde-chasse. Le maire le remercie. Il se lève et lui dit qu’il va écrire une lettre pour l’envoyer demain, avec la poste du dimanche. Le garde-chasse ne dit mot. Il attend que le maire parte enfin, sa présence le gêne.

Avant de passer le seuil de la porte, le maire se retourne. Il hésite un instant et demande :
« J’imagine que maintenant, nous n’avons plus besoin de vous ? Vous... n’avez rien à signer par hasard, il ne faut pas votre autorisation ? »
« Vous n’avez plus besoin de moi ».
Le maire attend, comprend que la réponse est définitive puis disparaît, visiblement heureux de ne plus avoir affaire au garde-chasse. Ce dernier reste longtemps, effondré sur la table, perdu dans ses pensées.

Les lendemains, une agitation grandissante se pressent dans le village, comme dans un camp de soldats attendant l’heure de l’assaut. Le garde-chasse comprend qu’ils attendent tous la réponse de la plaine, l’autorisation officiel, la justification.
En pensant à cette histoire, il ne peut s’empêcher de prendre un ton sarcastique. Bien sûr, il comprend les bergers qui veulent protéger leurs moutons mais il y a quelque chose en plus. Cette foule amassée devant la bergerie, elle était là en attente d’un spectacle malsain auquel il n’a pas envie de participer.

Et il repense au loup, solitaire, dans ses montagnes, avec sa grâce, sa sérénité. Le simple fait de s’imaginer le tuer lui provoque un profond sentiment de révolte, d’injustice, de dégoût.

Les jours suivants, il se lève tôt et se dépêche de rejoindre les hauteurs, les forêts endormies et les montagnes silencieuses. Là-haut, il respire. Il passe de nombreuses heures à arpenter la vallée pour retrouver le loup, le revoir une fois bien qu’il sache qu’il n’a quasiment aucune chance. Mais le simple fait d’errer dans l’ombre lui suffit. Il se contente de cette impression que le loup, lui aussi, quelque part, fait les mêmes rondes sur les mêmes chemins invisibles.
Parfois, quand ses jambes deviennent douloureuses, il interrompt sa marche et avise un fourré. Il s’y camoufle comme il le peut. Les heures tournent sans que jamais le loup ne se montre. Dans sa cachette, le garde-chasse ne lui en veut pas. Il sait que l’animal a autre chose à faire.

Alors il en profite pour observer la forêt autour de lui, pour observer le temps qui passe, délicatement, sereinement. « Pour écouter le silence » comme il se dit en souriant.
Dans ces longs moments de vide, il a aussi le temps d’étudier la montagne, de laisser son regard détailler les moindres recoins des sommets ourlés de brume, des sapins nappés de neige. Ces visions, bien que coutumières puisque c’est le décor de ses vingt dernières années, lui parlent différemment. Il a l’impression de retrouver quelque chose d’enfoui en lui, une sorte de lumière grandissante.

Dans ses déambulations, le garde-chasse développe peu à peu un jeu avec lui-même. Il s’amuse à parler en chuchotant avec le loup. Il lui raconte ses journées, ses errances, ses égarements. Parfois seulement un passage amusant qu’il a lu dans le livre de la veille. Ça l’amuse de parler seul, et puis, qui sait, peut-être que d’une façon ou d’une autre le loup l’entend...

Il retrouve progressivement une joie, presque enfantine. Un étonnement sur les choses, un contentement général de sa situation. Il ne se croyait pas capable d’éprouver encore ce genre de sentiments à son âge.
Et puis il aime cette bête qui vit durement au milieu de la nature. Il l’admire. Il aimerait être comme elle. Pour s’amuser, il se dit qu’il est lui aussi un loup, un loup des steppes, un loup solitaire.

 

III.

L’excitation est à son comble au village. Le camion de la poste est arrivé et, enfin, on sait que la réponse de la plaine est là, dans une simple enveloppe, parmi les banales lettres de famille. Noir sur blanc, des caractères imprimés sur une dizaine de feuilles, rédigés par un employé inconnu de l’administration et complétés de la signature du chef d’un département quelconque, décideront de l’avenir du loup.

Le maire prend le papier et y plonge la lame de son ouvre-lettre, spécialement préparé pour l’occasion. D’un geste théâtral, il sort le dossier qui s’y trouve. Il débute sa lecture tandis que l’auditoire retient son souffle. Un silence.
« Alors ? » demande timidement un homme à ses côtés.

Comme s’il n’attendait que ça, le maire prend une grande inspiration. Il se racle la gorge pour signifier qu’il va s’exprimer. Satisfait de l’effet qu’il a sur l’assemblée, il débute un discours.
La foule, suspendue à ses paroles, frissonne, tremble, trépigne.
Le garde-chasse, dès les premiers mots comprend déjà le verdict. Il sent que le maire savoure cette victoire, l’effet qu’elle va créer sur les auditeurs. Il sait que les habitants autour de lui ont déjà tous compris, eux aussi, mais qu’ils ont besoin de simuler, de faire semblant jusqu’au bout. Comme si tout n’est qu’un jeu, une grande comédie à laquelle tout le monde participe.

Le maire dit : il nous faut éliminer l’élément nuisible qui menace notre sécurité et notre bien commun ».

Cette fois, il n’y a plus de doute. Un frisson carnassier vibre dans l’air durant quelques instants. Puis, passé le bref moment de jubilation, les villageois prennent une mine sombre, celle des hommes accomplissant leur devoir avec dévouement et désintérêt.
Le garde-chasse s’enfuit. Il a juste le temps d’entendre l’échéance : une semaine, le temps d’établir une stratégie et de contacter les villages voisins. « Ce serait dommage qu’ils ratent le spectacle » raille intérieurement le garde-chasse.

Il ne passe plus par le village dorénavant, il préfère faire le détour. Sa sourde colère s’est transformée en tristesse. Mélancolie. Il passe ses journées à oublier en marchant, se réfugiant dans le vide que crée l’effort.
Il erre comme le loup. Sans chemins, ni but. Il fait simplement les mêmes parcours en boucle. Il monte pour redescendre, il redescend pour remonter...

Six jours, trois, plus que deux. Demain. Il s’efforce de ne pas les compter mais il ne peut s’empêcher de le faire. Ce n’est pas en perdant le fil du temps qu’on peut le rallonger.
La battue aura donc lieu demain. En tendant l’oreille, il a compris comment « l’opération » - il ricane - va se dérouler. On va créer une grande chaîne en répartissant les gens sur toute la longueur du vallon. Le loup prendra peur et ira se réfugier jusqu’aux confins de la vallée, où se trouve un étroit passage de quelques mètres à peine. Là, les meilleurs tireurs s’y embusqueront et pourront l’abattre sans peine.

Le piège est simple, logique. Le loup n’a aucune chance.
Peut-être trouvera-il un autre passage, encore inconnu des villageois ? Impossible, cela fait des années que l’on connait la vallée par cœur.
Peut-être aurait-il la judicieuse idée de se cacher dans un fourré pour échapper à la vigilance de la colonne ? Impossible, les chiens flaireront son odeur.
De toute manière, le garde-chasse sait que la réaction naturelle de l’animal sera la fuite. Il se dirigera droit dans le filet.
Le loup mourra. Il a beau se le répéter, il garde quand même un petit espoir au fond de lui-même.

Le soir vient, il trouve le courage d’aller faire une promenade. Le vent souffle fort, des gouttes de pluie dégoulinent sur son visage. Elles ont un goût amer. L’orage survient quelques instants plus tard, en un terrible déchainement de striures blanches dans l’encre du ciel. Aucune étoile.
Après s’être séché, il s’assoit dans l’ombre du salon. Une bougie scintille sur la table.

Demain, au petit matin, la chasse commencera. IV.

La journée est affreusement bleue. Après l’orage de la veille, la neige encore mouillée resplendit sous les premiers rayons du soleil.
Dès l’aurore, les habitants se sont réunis devant l’église. Le maire, au centre, parle avec les représentants des autres villages. Les gens sont d’une nervosité joyeuse. Les discussions sont animées, on parle, l’arme à la main, du terrible loup. La journée qui va suivre s’annonce riche en rebondissements, en émotions.

Adossé au mur noir d’un mazot, le garde-chasse observe la foule. Il voit les hommes fiers de sortir l’antique fusil de famille qui d’habitude se cantonne à la décoration murale. Les femmes et les enfants ont pris ce qu’on leur laissait : les casseroles, les bouts de bois.
De loin, ils ont l’air d’une étrange armée de marionnettes.

Une fois les derniers détails réglés, la foule se sépare en plusieurs groupes. Les meneurs les repartissent en une longue chaîne atteignant chaque extrémité du vallon.
Quelques heures plus tard, un cor résonne sinistrement dans la montagne.
Puis soudain, c’est une cascade de bruits qui submerge le monde. On secoue les cloches, on tape sur les casseroles, on hurle à en perdre le souffle. Plus aucune règle, plus aucune convenance. Les décennies de frustration sortent en cris gutturaux, dans une exaltation passionnée. Chaque vocifération se mêle à celle du voisin pour ne créer qu’un flot immense et ininterrompu, comme un vaste tumulte que l’écho renvoie sans cesse de tous les côtés sur lui-même pour ne créer qu’une masse sonore, pâteuse, collant à la peau, quelque chose que l’on ne peut oublier, dont on ne peut se débarrasser tant cela résonne en nous.

Le garde-chasse se bouche les oreilles et traverse la ligne en courant, comme un soldat se faufilant sous une pluie d’obus. Au bout d’une dizaine de minutes, il ose enfin s’arrêter. Le bruit est là, encore, plus distant mais sonnant encore dans ses entrailles.
Il voit les oiseaux s’envoler, les biches se précipiter dans toutes les directions sans jamais trouver une échappatoire. Il a l’impression que c’est la montagne tout entière qui tremble dans le même corps.

Le garde-chasse ne sait quoi faire. Il pense : retrouver le loup, le revoir une dernière fois. Lui signifier que je ne suis pas avec eux.
Alors il marche, il transpire dans la neige qui aspire ses jambes, qui pompe toute son énergie. Il va au seul endroit où il a une chance de trouver l’animal, à l’entrée du passage.

Les heures s’enchaînent et le piège, lentement, se referme. Le garde-chasse ne voit pas le loup mais il le sent, quelque part, affolé par tout ce bruit.

Lorsque le soleil est à son zénith, le garde-chasse s’assoit sur un rocher pour reprendre son souffle. Au loin, il voit une tache grise avancer lentement sur la blancheur d’un névé. Il plisse les yeux. C’est le loup.
Le garde-chasse se dirige vers le point qui, maintenant, a disparu dans le monochrome des pierriers. Il entend aussi la foule qui se rapproche. L’après-midi touche à sa fin, la chasse aussi. Il ne reste plus beaucoup de temps.

Soudain, un coup de feu. Quatre oiseaux s’envolent.
Le garde-chasse se rue vers l’endroit. Un paysan a tiré, son canon est encore fumant. L’homme lui dit que la bête a rebroussé chemin mais qu’il est quasiment sûr de l’avoir touchée.

Le garde-chasse court. Les branches des sapins lui lacèrent le visage. Et là, derrière un rocher, il le voit pour la deuxième fois. Le loup se retourne brièvement : il halète, sa langue sort et des bouillons d’écume entourent sa gueule. Il boîte de la patte arrière, du sang en coule. Leurs regards se croisent. Le garde-chasse se demande si l’animal sent que sa fin est proche. Partout, on crie. Les chiens aboient comme des forcenés.

Un deuxième coup de feu retentit, cette fois juste à côté du garde-chasse. Le loup n’a même plus la force de s’élancer, il marche avec peine pour rejoindre une échappatoire qui n’existe pas.

Le soleil effleure le relier édenté de la crête.
Un instant, le garde-chasse perd de vue l’animal. Il sent que c’est maintenant.
Un troisième coup de feu, un autre, puis des cris de victoire qui résonnent. Les hurlements entrainent une réaction en chaine, les autres ont compris.
Une immense rumeur parcourt toute la forêt et vibre dans les montagnes maintenant rouges de soleil couchant. Le garde-chasse s’avance. Sur la blanche neige, il voit une tache grise mouillée de sang.
Le loup est mort.
Et soudain, le soleil tremblant de sa masse rouge derrière la crête déverse sa couleur sur toute la vallée. Partout, sur les faces enneigées, parmi les forêts, un manteau pourpre s’étale et coule sur le monde.
Tandis que la foule s’amasse et débute les festivités, le garde-chasse disparaît.
Dans les dernières vibrations, il s’en va dans les hauteurs, loin du monde, loin des hommes.

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