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Les paupières closes /TEXTE/

Nouvelle littéraire

Date de réalisation

2022

Pija 2023

Catégorie : textes remarqués

Événements

Deuxième édition du PIJA : deuxième nouvelle. La première, c'était l'univers de la montagne et d'une Suisse rurale. Pour cette fois-ci, je savais que j'avais envie d'écrire une histoire qui tournait autour de la photographie. Je venais de lire "La chambre claire" et un documentaire sur Tim Pages, j'avais pu expérimenter un peu le fait de photographier dans un pays étranger, ce que ça implique et les questions qui vont avec... Ça m'avait beaucoup perturbé, parfois. Enfin, avec le visionnement pour la première fois de "Apocalypse Now", film qui m'a littéralement traumatisé et toujours maintenant je n'ai jamais eu autant d'émotions devant une image projetée, j'avais le cadre, l'ambiance.

Au fur à mesure de l'écriture, j'ai tenté de concentrer la réflexion sur quatre chapitres principaux, quatre événements majeurs par lesquels on comprend le fil de pensée du personnage et par lui, un certain discours sur la photographie et la guerre (si on peut le dire comme ça). Il arrive tout heureux, tout confiant, se prend la désillusion, puis devient fou, le rire étant sa seule manière de réagir face à l'absurdité de sa situation. La photographie, elle, reste silencieuse : "elle ne dit rien". Il finit par faire un choix libérateur et symbolique, qui apaisera sa conscience. 

En tout cas, très drôle de construire un texte en faisant un peu comme si on avait dix ans d'expérience dans le milieu, de tenter d'avoir une sorte de recherche documentaire et fictionnaliser le tout. J'ai beaucoup aimé. 

(En construction)

Les paupières closes

 

« Toute photographie de guerre est une photographie contre la guerre. »

Tim Pages

 

/des silhouettes posent fièrement devant un tank ennemi/.

Jungle.
Quatre hommes, en file indienne. Un casque et des barres verdâtres qui leur couvrent la peau. Ils avancent en silence, les yeux s’agitant partout dans la végétation luxuriante. Parfois, un filet de soleil traverse le couvert de feuilles, sinon, il fait sombre. Un demi-jour éternel.
Seulement le long défilement des lianes sur le coin du regard, seulement ce battement incessant dans le coeur. Comme un lourd tambour, un rythme intemporel. Des tirs au loin les font arrêter brièvement, ils serrent les dents, puis ils continuent. Encore.
Tom tient fermement son appareil photo. Son arme qu’il n’a jamais utilisée pend mollement à sa ceinture. De temps en temps, en chassant la sueur qui brouille sa vision, il vérifie la clarté de l’objectif. Il s’arrête un instant, plonge son oeil dans le petit rond de lumière puis déclenche : trois soldats, armes en bandoulière, jungle étouffant le cadre. Clac.
Il laisse un léger temps de vide puis il se dépêche de rejoindre le reste de la troupe. Les autres ne se retournent pas.
Une belle image, il pense. Aucun doute, cela fera une belle prise, en plus de celles qu’il a depuis le début de la mission. D’un geste mécanique, il fouille dans ses poches à la recherche de la boîte dans laquelle il conserve toutes ses pellicules. Il la fait agilement passer entre ses doigts, laissant le couvercle érafler légèrement son index puis il se concentre. Il faut tenir. Il faut tenir...
Une semaine seulement, qu’il est arrivé à l’autre bout du globe avec un avion plein de journalistes et de photographes bien plus âgés et bien moins enthousiastes que lui. Cinq jours durant, on les a vulgairement laissés aux arrières. Des photos de casernes vides, d’avions qui décollent lourds et qui reviennent légers, quelques blessés prêts à être rapatriés... Rien de trépignant, de saisissant.
Alors quand soudain, l’occasion s’est présentée, il s’est rué sans réfléchir. Et voilà que maintenant, il progresse dans la jungle avec trois soldats qu’il ne connaissait pas il y a vingt-quatre heures, dans une zone dont on ne connaît toujours pas la dangerosité exacte.
Mais à vrai dire, il s’en fout. La guerre, le charabia des stratégies militaires, les échanges de tirs absurdes ou le nombre d’heures de marches restant ; ce qui l’intéresse, lui, c’est l’image. Celle qui fera changer sa vie, la capture parfaite.

Tu finiras pas nous tuer avec ton appareil, lui lance l’un des soldats, un blond fatigué aux larges épaules. Ils font une pause dans le lit d’un ruisseau asséché. Le blond est adossé contre un tronc mort, il fixe la silhouette des deux autres soldats qui partagent une cigarette, plus loin.
Je t’ai vu t’éloigner, avant. C’est dangereux, tu sais. Le blond s’est retourné vers Tom qui évite sciemment son regard. Tu crois que c’est un jeu, il dit en appuyant la dernière syllabe.

Tom ne répond rien. Il se contente de garder la tête baissée, comme s’il n’entendait pas. D’un geste protecteur, il place délicatement son appareil dans le creux de son ventre pour le couvrir de ses mains. Un des soldats fait un signe, ils se remettent en route.
Le soir, ils atteindront une ligne alliée et Tom se fera rapatrier au camp de base. Durant deux mois, il participera à d’autres missions de ce type, ses pellicules pleines partant fraichement au pays pour des journaux qui en voudraient bien.

 

 

/ciel nuageux, un bombardier lâche ses obus/.

Soudain, la route débouche sur les ruines fumantes d’un village. Les portières s’ouvrent et une dizaine de soldats descend du camion pour s’approcher lentement des premières masures. Dans un juron, Tom se saisit de son sac pour y prendre son appareil puis sort rapidement, l’oeil déjà dans le viseur. Les militaires envahissent les lieux, personne. Il s’approche, il prend quelques plans. Un intérieur en désordre ; l’éclat de deux balles sur un mur ; deux cases et un palmier sur la gauche ; un vestige de tissu jaunâtre sur le sol poussiéreux ; une bicyclette rouillée avec une roue en moins.

Tout est figé, presque irréel. Comme si les habitants s’étaient évaporés en un claquement de doigt. Une torpeur flotte, un air vicié, une odeur étrange qui présage un danger. Pour la première fois depuis son arrivée, Tom sent un curieux mélange lui glacer les poumons. Une ombre, une appréhension.
Il rejoint une ruelle pour trouver du calme. Un bruissement, quelque part. Son sang se glace, tous ses muscles crient. Un regard panoramique, personne. Les autre sont plus loin.

Il ne peut s’empêcher, il s’empare de son appareil, se dirige à l’oreille. Chacun de ses pas est une torture mais il continue. Une porte dérobée, le bruit s’intensifie. Il entre. Des mouches.
C’est d’abord l’odeur qui le fige. Il n’a jamais rien côtoyé de tel mais il sait tout de suite ce que ses yeux qui s’habituent encore à la lumière s’apprêtent à découvrir. Lentement, la scène se dessine. Son coeur ne bat plus. Clac, une première fois.

Il est soudain d’un calme qui l’effraie. Il vise, et le flash s’active, deux fois, cinq fois, dix fois, il ne s’arrête plus, imprimant plus sûrement dans sa rétine que sur la pellicule une horreur qui ne s’effacera jamais. Une horreur qu’on ne peindrait pas, qu’on écrirait jamais, une horreur que seule la photographie, dans sa froideur mortelle, peut retranscrire.

Dès son retour au camp et par peur d’hésiter par la suite, il envoie immédiatement la pellicule au pays. Il se sent vidé de toute énergie, complètement anéanti. Il se convainc de sa satisfaction ; n’a-t- il pas eu la capture dont il rêvait depuis longtemps ? Avec autant de... elles se démarqueront automatiquement du torrent incessant qui abreuvent les pages consacrées à la guerre, on se les arrachera, espère-t-il dans un demi-sourire que très peu assuré.

Le lendemain cependant, il se fait porter malade. Il ne sait plus. Une soirée arrosée, il raconte à un collègue son exploit photographique, la certitude que ses photos seront publiées un jour ou l’autre et qu’elles provoqueront une émotion sans équivoque. Le collègue lui répond calmement et avec une certaine condescendance qu’au mieux, l’indifférence ambiante fera qu’on regardera ses images comme on observe une publicité d’une marque de yaourt et qu’au pire, leur obscénité retiendra à peine plus longtemps le regard des plus curieux qui y tireront honteusement une certaine fascination. Le matin, au lever, il reçoit la confirmation : l’une de ses dernières images sera effectivement publiée, la dernière, la plus réfléchie, il avait pris son temps, une composition qu’il avait pensé raffinée. Elle supposait plus qu’elle ne montrait, c’était certainement la moins choquante.

Il se lève d’un bond et se rue aux toilettes. Les mains contre la cuvette, il s’abandonne à son corps qui n’en finit pas d’extraire ce qu’il reste dans son estomac. Il prend une douche, une autre, puis se rase quatre fois. La lame lui coupe la peau, un filet rougeâtre vient éclore sur les catelles blanchâtres. Ils auraient au moins pu choisir la première, celle où tout est compris dans le cadre, celle qui trahit sa surprise, crue, instantanée. Mais les autres, lorsque le coup d’oeil passe à l’observation méticuleuse, ce sont celles qui le brûlent. Et il se rappelle avoir joué de ses réglages, réfléchi à l’angle de la prise, corrigé son exposition, contrôlé son focus, chaque pensée étant en elle-même un artifice de plus, une façon supplémentaire de souiller la scène, d’être complice.

 

 

/trois soldats mettent en joue un ennemi/.

Un grand tremblement. C’est allé très vite. Il partait nonchalamment pour une sortie ordinaire, l’habitude. À peine le temps d’apercevoir la silhouette d’un avion et le monde s’embrase. On ne voit plus, on ne vit plus. Tom s’écrase sur le sol pour se fondre avec lui, pour disparaître avec lui. Il grince des dents. Des bombes, comme des feux d’artifice qui pénètrent le monde en fête, il pense. Oui, une immense fête, voilà ce que c’est. La terre entière qui s’anime, qui se réveille enfin et qui hurle, qui jouit, une jouissance maladive, trop longtemps contenue. La tête en étau entre ses mains, la mâchoire qui crisse, et partout dans le corps des éclairs, de formidables éclairs qui coupent la respiration. Une apnée totale.

Puis viennent les silences, un bouchon dans l’oreille.
Une force inconnue le fait se lever, suivre ses camarades du jour qui répondent par des salves inutiles. Les balles sifflent, c’est fou, on les ressent plus qu’on ne les voit, sournois petit bout de métal.
Ils tombent à la renverse dans le creux d’un cratère. Il ne le constate pas tout de suite mais un soldat est avachi sur le sol, à moitié enseveli sous des gravats. Il se tient le ventre, la main rouge. De l’autre, il enlève ses lunettes, puis les remet, tente de les nettoyer sur son uniforme sale avant de les lâcher, les doigts recroquevillés en pointes.
Les autres les regardent sans un bruit. Seul un petit jeune s’agite inutilement en lâchant des piaillements ridicules. Le blessé émet un grognement rauque, le jeune se tait mais il ne peut retenir ses larmes.
Regarde-moi ! lâche soudain le blessé. Il fixe Tom, il a vu son appareil en bandoulière. Regarde-moi. Il a une lueur étrange dans les yeux. Il sue comme un porc.
Photographie-moi.
Tom bredouille, il ne peut pas, il lui invente une réponse, celle que l’on dit normalement dans ces cas-là. Il lui raconte des bêtises, l’honneur, la famille, le pays... À peine a-t-il commencé que le blessé lui attrape le col, les autres se dressent d’un coup comme s’ils avaient vu bouger un mort. Photographie-moi.
Alors religieusement, il s’exécute. Il enlève rapidement la crasse de son étui puis fait jouer les molettes pour obtenir les bons réglages.
Je suis prêt, il dit, il ne sait pas quoi dire d’autre. Le blessé a un rictus satisfait, une grimace. Tous ses muscles se relâchent, sa tête s’incline légèrement sur le côté, comme sur une image sainte. Il marmonne encore quelques mots dans sa langue maternelle puis il ne bouge plus. Clac.

Tom ne sait trop comment, mais le soir, il arrive à rejoindre le camp. Des bières, des pilules passent, de toutes les couleurs, peut-être plus que les nuits précédentes. À côté, un grand brun raconte d’une voix forte une histoire qu’il ne comprend pas. Certains rigolent, d’autres gardent le silence.

Les jours suivants, Tom prend d’autres photos. Elles lui semblent toutes d’un vide abyssal et d’une niaiserie sans limite ; un groupe, la vingtaine, dévisage l’objectif en bombant le torse, comme s’ils s’apprêtaient à partir pour une bonne partie de chasse ; des uniformes sur un tarmac, des avions militaires en ligne et, derrière, un drapeau qui s’époumone ; des silhouettes allongées dans l’herbe se faufilent vers un taillis, on distingue un hélicoptère au-dessus des cimes ; un jeune, mégot entre les lèvres, fixe la caméra l’oeil hagard. Rien, rien que du vent.

Pourquoi on fait tout ça, il chuchote soudain. Sous un ciel gris, il fume avec un homme au visage creusé, de larges poches bleuâtres sous ses yeux rougis.
Ça fait des années... commence l’homme en soufflant sa fumée. Il hésite un moment. Des années... après autant d’effort, autant de sacrifice, on ne peut quand même pas tout laisser tomber comme ça, ce serait trop facile, on a trop investi là-dedans. Un silence.

Et Tom se lève, il va respirer un coup. Il ne sait plus rien, mais la seule certitude qui l’habite encore vraiment, la seule chose dont il est sûr à l’instant présent, c’est que quelque part, dans le camp opposé, un homme au visage tout autant creusé et aux yeux tout aussi rouges tient exactement le même discours.

/sur le côté d’une route, une fosse et des corps/.

Une fièvre terrible le cloue sur le lit de l’infirmerie. Dans ses délires, il a d’étranges visions, un oeil fixe qui le suit à chacun de ses pas lorsqu’il marche, il a beau courir, l’oeil le rattrape à chaque fois. Puis il revoit le jour où il a découvert, dans un vieux livre relié, les photographies de sa généalogie, huit ans, sa grand-mère tourne les pages. Elle lui explique le métier d’un tel, les histoires de mariage et de séparation de ces inconnus, mais il n’écoute pas. Ce qui le fascine, c’est l’immobilisme captivant de ces silhouettes et le fait qu’il partage leur sang n’y change rien. Cela aurait pu être une autre famille, un autre pays, qu’importe. Il y a dans ces photos une substance qui le subjugue. Une capture d’un présent qui, dès le déclencheur pressé, n’existe et n’existera plus jamais.

La posture de ces hommes en tenue militaire, de ces femmes aux regards fiers et absents ou de ces enfants mis en scène dans des costumes et des positions loufoques, ces instants passés à la campagne, au bord d’un lac, à la neige ou devant la demeure familiale, on ne sait rien, on devine, l’image reste muette et l’esprit ne peut que se projeter vaguement sur ces visages, ces paysages floués, ces saisies aussi vides qu’absurdes, aussi touchantes que ridicules.

Il se revoit tout fier de ses premières photos, il se revoit dévorer des livres de théorie compliquée où l’on explique le meilleur moyen de capturer son image, comme s’il l’une valait plus qu’une autre, une histoire de noblesse, élever vainement la photographie au même rang qu’un autre art alors que c’est par essence impossible.

Un cri, des explosions. Sa petite chambre, la fenêtre est ouverte et il entend les murmures d’un combat au loin. Une infirmière tente de le retenir lorsqu’il se lève subitement et sort comme un forcené dans les couloirs du vieil édifice colonial reconverti en vaste hôpital. Les estropiés, les borgnes, les malades tournent la tête pour l’observer.

Il traverse la caserne, marche des heures de soleil, sur la route, des camions remplis de soldats, des hélicoptères bourdonnants, il n’a qu’à suivre le mouvement, tout tend à rejoindre l’épicentre, là où gronde le tonnerre. Il sue, il est faible, la poussière siffle dans ses poumons.

On l’embarque, on lui offre une arme et on essaie de lui arracher son appareil, il résiste, on le laisse en paix. Il rejoint une colonne qui marche longuement sur un conduit creusé dans la boue. Un grand homme fait un signe, on chuchote puis on se tait, on attend, le coup de sifflet, un ordre, quelque chose. Un assaut imminent.

Puis ça commence à poindre, dans un coin de son esprit. Un soufflement de nez, un petit sourire. Il regarde ces hommes aux visages si graves, ce triste drapeau décoloré au sol, il regarde ce ciel affreusement bleu et ces nuages cotonneux, il se regarde lui, son arme entre les mains, son appareil photo en bandoulière, ça lui vient ; il se met à rire. Il ne peut s’empêcher, d’abord des soubresauts, comme un accès de toux, il tente de le masquer en se raclant la gorge mais ça déborde, une immense vanne qui lâche d’un coup, un courant qui ne s’arrête jamais, et voilà qu’il pleure tellement qu’il rigole, et on le regarde avec effroi, on le fixe avec de grands yeux comme s’il était fou, il crache, il hurle, ce rire qui maintenant se vomit, s’éructe, surtout à la gueule froide des officiers qui accourent, qui l’enserrent, contenir ce rire à tout prix !, des mains sur la bouche, des bras autour du cou, on l’embarque, le plus rapidement possible, comme s’il était contagieux et que bientôt, tout pouvait s’effondrer à la seul force de ce rire, un souffle de vent sur un château de carte, parce que tout l’édifice pourrait tomber, s’effondrer vulgairement et personne, personne ! n’en serait

réellement attristé, au contraire, heureux, libérés, mais avant, on le prend dans un coin, des coups, une mer de poings, de pieds, de visages partout sur son corps tremblant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de lui même qu’un vulgaire tas de poussière, pas même un souvenir.

Il pense à ses photos, à la petite boîte qu’il sent brûler contre sa cuisse droite, il pense à ses pellicules, à ces centaines de captures muettes. Lentement, il déplie le bras, un geste infini. Il fouille sa poche droite, s’érafle légèrement l’index en ouvrant le couvercle puis ferme sa paume avec soulagement. Il ne les développera jamais.

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